
À
l’époque,
je
me
demandais
encore
comment
il
serait
possible,
pour
mon
cœur,
de
revivre
cette
étrange
condamnation
au
deuil
que
contient,
inévitablement,
l’adoption
d’un
chien.
Quelques
mois
plus
tôt,
j’avais
offert
un
adieu
précipité
à
mon
fidèle
compagnon
des
dix
dernières
années,
lui
qui
m’avait
soutenue
dans
ces
expériences
si
intenses
que
sont
celles
du
devenir-mère,
puis
de
la
maladie,
en
plus
d’avoir
porté,
chaque
jour
avec
moi,
l’espace
thérapeutique
dans
ma
pièce
rouge
de
la
rue
Belvédère.
Le
perdre
avait
fait
craquer
mon
cœur
d’une
manière
dont
il
ne
se
remettait
pas
encore.
Ce
stupide
adorable
nono,
suivant
son
instinct
de
demi-cocker
en
lui,
avait
fui
une
fois
de
trop
la
maison
pour
aller
courir
au
bois,
avant
de
se
jeter
sur
le
chat
d’en
face
de
la
rue,
sans
calculer
non,
sans
regarder
des
deux
côtés
avant
de
traverser.
En
quelques
secondes,
mon
collègue,
mon
ami,
mon
témoin
de
vie,
aux
yeux
qui
réparaient
toutes
les
blessures
infantiles
du
monde,
avait
terminé
sa
course
sous
les
roues
d’une
voiture
conduite
par
une
dame
qui
n’avait
rien
pu
faire
pour
l’éviter.
C’était
ainsi
qu’elle
s’était
achevée,
cette
belle
aventure
qui
nous
avait
fait
goûter
à
cette
si
sous-estimée
tendresse
nécessaire
au
vivre.
Logée
dans
le
quotidien
de
la
répétition
du
geste,
revêtant
parfois
l’apparence
de
l’obligation,
cette
tendresse
avait
agi
telle
une
promesse
qui,
contrairement
à
celles
qu’on
se
fait
entre
humains,
avait
eu
le
mérite
d’être
tenue,
jusqu’à
la
fin.
Je
l’ai
caressé
jusqu’au
dernier
souffle,
qui
vint
rapidement,
sur
le
côté
de
la
route,
là,
où,
avec
les
enfants,
on
irait
planter
une
petite
croix
blanche
en
souvenir
du
chien
fugueur
qui
avait
tant
empli
nos
vies.
Elles
sont
denses,
nos
histoires
d’adoption
d’animaux
dans
nos
récits
de
vie.
Pour
peu
qu’on
s’y
intéresse,
au-delà
de
notre
inclination
pour
les
bêtes
à
poil,
on
y
trouve
toujours
de
multiples
couches
interprétatives,
de
ces
petits
moments
de
bascule
qui
révèlent
quelque
chose
de
nos
désirs
pas
toujours
conscients.
Parce
qu’ils
nous
permettent
souvent
d’incarner
des
parts
de
nous
pas
tout
à
fait
assumées,
les
animaux
que
l’on
prend
chez
nous
sont
parfois
de
grands
révélateurs
de
nos
enfouissements.
Mon
chien
fugueur
portait
assurément
la
part
de
« femme
qui
fuit »
en
moi,
elle
qui,
croulant
sous
les
responsabilités
du
foyer
naissant
qu’elle
tenait
à
bout
de
bras,
avaient
bien
envie,
elle
aussi,
de
prendre
la
vie
pour
un
vaste
bois
où
elle
pourrait
retrouver,
un
instant,
le
reste
de
femme
sauvage
en
elle.
Cette
nouvelle
adoption,
celle
que
mon
amoureux
me
pressait
d’enclencher,
portait,
cette
fois,
la
trace
du
deuil,
de
tous
les
deuils
qu’il
venait
d’encaisser.
À
45 ans,
il
venait
de
faire
l’expérience,
en
concentré,
du
cancer.
Dans
l’espace
d’une
seule
année,
il
avait
rasé
les
cheveux
de
sa
femme,
à
deux
reprises,
avait
pris
ses
enfants
sur
son
dos
le
temps
des
traitements,
tout
en
recevant
la
nouvelle
du
cancer
de
son
père.
Puis,
comme
un
train
qui
allait
beaucoup
trop
vite
pour
lui,
il
avait
compris
qu’il
perdrait
cet
homme
qui,
pour
lui,
était
ce
qui
se
rapprochait
le
plus
de
« la
maison ».
Un
matin
de
janvier,
alors
que
sa
femme
venait
à
peine
de
terminer
la
radiothérapie,
il
avait
trouvé
le
corps
de
son
père
décédé,
dans
la
maison
où
il
avait
été
élevé.
Dans
cette
maison,
entourée
d’un
bois
qu’il
cherchera
toute
sa
vie,
mon
amoureux
avait
grandi
avec
un
berger
allemand
qui
représentait
tout
simplement
ce
que
devait
être
un
chien :
un
membre
de
la
famille,
fidèle,
protecteur,
avec
cette
présence
qui
vous
fait
croire
que,
non,
elle
n’existe
pas,
la
solitude
existentielle.
Alors,
cette
année-là,
où
il
apprenait
à
vivre
sans
père,
sans
maison
natale
et
dans
la
perte
brutale
de
l’illusion
d’infinitude,
il
avait
eu
besoin
de
suivre
un
peu
la
trace
de
l’enfance.
C’est
ainsi
qu’au
jour
précis
de
l’anniversaire
de
son
père,
nous
étions
allés
chercher
Stella,
un
petit
berger
allemand
femelle
de
quatre
mois.
J’ai
rapidement
compris
ce
que
ces
chiens
évoquaient
dans
le
monde :
une
figure
noire,
évocatrice
de
traumatismes,
avec
des
dents
qui
peuvent
lacérer,
en
plus
d’un
instinct
de
protection
qui
peut
transformer
n’importe
quel
visiteur
en
ennemi
à
repousser.
Un
berger
allemand
avait
débarqué
dans
ma
vie,
comme
un
défenseur
des
limites,
comme
une
incarnation
des
frontières
à
ne
pas
dépasser,
comme
une
énergie
à
maîtriser,
mais
à
accepter
aussi,
à
faire
sienne,
à
incarner
dans
mon
existence.
Éduquer
cette
chienne
m’aura
appris
qu’il
s’agit
simplement
d’être
au
clair
avec
cette
question
taboue
de
notre
culture,
l’autorité,
pour
que
la
rage
de
cet
animal
ne
soit
jamais
déclenchée
autrement
que
s’il
y
a
un
extrême
danger.
Il
aura
fallu
deux
bonnes
années
à
appliquer
les
conseils
de
l’éducatrice
canine
à
la
lettre,
avec
la
précision
de
l’ingénierie
allemande,
sans
aucune
dérogation,
pour
faire
de
Stella
un
chien
qui
ne
fait
plus
peur
à
personne
qui
nous
rende
visite,
même
à
mes
amis
qui
portent
des
souvenirs
traumatiques
impliquant
cette
race
de
chien.
N’empêche,
ce
n’est
que
la
semaine
dernière,
lors
d’un
événement
où
elle
n’était
même
pas
présente,
que
j’ai
pleinement
réalisé
ce
qu’elle
représentait
pour
moi,
Stella.
Cette
fois-là,
où
je
ne
l’ai
pas
amenée
pour
marcher
avec
moi
autour
du
lac,
dans
ma
ville
pourtant
si
sécuritaire,
j’étais
avec
une
amie,
la
nuit
était
légère
et
j’avais
envie,
juste
pour
cette
fois
—
je
m’excuse,
Stella
—
de
me
promener
d’une
manière
tout
aussi
légère
que
la
brise
qui
venait
enfin
apaiser
nos
corps
caniculaires.
Nous
l’avons
repéré
tout
de
suite.
Il
marchait
d’une
manière
qui
ne
laissait
pas
de
doute :
un
prédateur.
Sur
deux
pattes,
lui,
le
torse
aussi
imberbe
que
bombé.
Avec
dans
l’attitude
la
lueur
de
celui
qui
utilisera
ce
qu’il
a
de
muscle
pour
intimider
tout
le
féminin
qu’il
croisera.
Nous
étions
du
côté
sombre
du
circuit,
celui
qui
longe
le
chemin
de
fer,
celui
où
il
y
a
moins
de
lumière,
celui
que,
tant
de
soirs,
j’emprunte
en
toute
sérénité,
parce
que,
oui,
et
c’est
à
ce
moment
que
je
le
réalise,
j’ai
à
mes
côtés,
un
berger
allemand,
parce
que,
oui,
nous
y
sommes
encore,
en
2025,
à
cette
possibilité
que
ma
ville
se
transforme
en
couloir
de
la
peur,
où
je
préfère,
faut-il
encore
le
dire,
croiser
un
ours
qu’un
homme
comme
lui.
Ce
soir-là,
sans
Stella,
mon
amie
et
moi,
nous
avons
eu
le
même
ressenti
de
proie,
celui
qui
nous
vient
des
mémoires
cellulaires
ancestrales
que
nous
portons
encore,
que
nous
connaissons
depuis
le
début
de
nos
vies
de
femmes,
tandis
qu’il
nous
accostait
et
qu’on
l’ignorait,
et
qu’il
continuait
à
nous
parler
comme
si
nous
ne
l’entendions
pas,
qu’il
nous
menaçait,
en
criant
quelque
chose
comme
un
avertissement,
comme
s’il
y
en
avait
d’autres
comme
lui
plus
loin,
comme
s’il
n’était
pas
seul.
Et
alors,
sans
Stella,
le
chemin
est
devenu
celui
de
la
peur,
que
nous
avons
continué
à
enterrer
de
nos
voix
fortes.
Sans
Stella,
nous
avons
tenu
nos
entrailles
dans
nos
ventres,
marché
plus
vite
et
abouti
enfin
au
secteur
plus
éclairé,
demeurant
néanmoins
activées,
dans
nos
réflexes
de
survie,
jusqu’à
la
maison,
où,
enfin,
mon
Dieu,
il
y
avait
la
fidèle
Stella
pour
nous
accueillir.
Elle
n’a
pas
compris,
Stella,
pourquoi
je
me
suis
alors
presque
couchée
sur
le
plancher
pour
la
trouver,
pour
me
lover
sur
sa
fidèle
gueule
de
tueuse,
elle
qui,
chaque
soir,
donne
à
ma
vie
de
femme
la
sécurité
de
marcher
dans
sa
ville.