
Tout énervée par la neige qui est tombée la veille, Pizzaghetti, la fidèle compagne de Safia Nolin, grimpe sur la table à pique-nique du parc à chiens, évitant de justesse l’enregistreuse installée au centre. « Pizza, voyons, descends ! S’cusez ! » Dany Placard n’en fait aucun cas, et sur l’écran du téléphone, Mathieu Bérubé rigole à distance à la vue de ce chaos momentané. Un chien, ça prend de la place dans une entrevue… mais surtout dans une vie. Tellement que ces trois auteurs-compositeurs-interprètes ont tous fait vivre leur animal dans leur répertoire.
Ils sont loin d’être les premiers à avoir créé des chansons mettant en vedette un chien. Il y a Mirza, de Nino Ferrer, tiens, ou Old King, de Neil Young. Elvis et plusieurs autres ont chanté Old Shep, et Dolly Parton a joliment interprété Cracker Jack. Philippe Katerine vient de faire paraître la chanson Zouzou, qui donne son nom au disque dont la pochette met en vedette son chien.
« Fred Fortin a fait Robeur », fait remarquer Dany Placard, qui a fait paraître cette année un disque fortement teinté par la présence de deux chiens, la regrettée Stormy, dont il a le nom tatoué sur le bras, et son successeur, Nox. « Il y a Zaza, de Thomas Fersen », lance Mathieu Bérubé, qui lui a composé pour son troisième disque paru en 2021 la pièce Joséphine, qui met en scène sa chienne du même nom. « Who Let the Dogs Out, ça compte-tu ? » s’amuse Safia Nolin.
Sa Pizzaghetti a eu l’honneur d’une chanson tout sauf anodine, d’abord créée par Safia Nolin pour la pièce de théâtre Surveillée et punie, basée sur les insultes violentes et incessantes reçues par la chanteuse sur les réseaux sociaux. « C’est Philippe [Cyr], le metteur en scène, qui m’a demandé de sortir des sujets qui me touchaient, et, dans le lot, y avait mon chien », dit-elle.
Le morceau se retrouve maintenant sur son plus récent disque, UFO Religion. « J’aurais toutes les raisons de m’haïr / Mais toi, tu es là et tu me crois / J’aurais toutes les raisons de partir / Mais toi, tu es là et tu me vois […] Tu vois en moi ce que je ne vois pas », y chante-t-elle. Son chien a été sa bouée, en quelque sorte. « Pizzaghetti, elle m’a tellement aidée à passer à travers des bouts durs. Elle m’a sauvée, c’est pas une image. » Ça méritait bien une chanson, quoi. « C’est ma toune la plus premier degré ever, je ne serais pas capable d’écrire ce genre de texte pour ma blonde, par exemple, je serais ben trop gênée ! »
Dany Placard a aussi eu des nuages sombres au-dessus de sa tête, notamment pendant la pandémie, et aussi en raison des difficultés liées à sa relation à distance avec la musicienne néo-brunswickoise Julie Doiron. « Ça va pas vraiment bien / Le noir remonte en vain / J’vas aller promener l’chien », chante sur Promener le chien le musicien au regard dur mais au cœur tendre.
« Un chien, c’est tout le temps heureux, il veut juste faire plaisir à son maître, ça fait du bien », illustre Placard, obtenant l’approbation de ses collègues. L’animal de compagnie en général, mais certainement le chien en particulier, sert donc dans le texte de personnage impliqué, mais sans jugement, de confident, de pilier sur lequel appuyer ses doutes et ses malheurs.
Mathieu Bérubé a adopté son chien dans la communauté innue d’Ekuanitshit, après avoir obtenu la bénédiction d’une famille de l’endroit. Dans la chanson qui lui est dédiée, il dit : « Ce que tu sais me faire voir / De ton point de vue / Ah, Joséphine ». Cette phrase fait écho à celles de Nolin et Placard. « En ce qui concerne le “point de vue”, il y a évidemment un jeu avec la hauteur d’un chien et son regard au sol, mais aussi la simplicité avec laquelle il voit le monde, raconte-t-il. On perd une certaine naïveté en vieillissant, quelque chose qui appartient à l’enfance, qu’un chien préserve toute sa vie. Cette attitude-là n’est pas tellement loin de ce qu’on peut chercher en créant. »
Au quotidien
Les sources d’inspiration pour les créateurs viennent bien souvent des petites et grandes choses qui peuplent le fil normal de la vie. Le trivial côtoie souvent l’universel, au fond. « J’ai fait des chansons sur mes enfants, sur ma blonde, pourquoi pas sur mon chien ? » tranche Dany Placard, qui ne voit pas là un sujet moins important, ou plus risible. « C’est une grosse partie de mon quotidien. »
Le natif de Laterrière a un horaire bien chargé, lui qui, en plus de ses propres spectacles, accompagne ces temps-ci Sara Dufour sur scène. « Mais quand tu joues du jeudi au dimanche sur la tournée, dans l’excitation et l’adrénaline, m’as te dire que le lundi, c’est dur en criss quand tu te retrouves tout seul chez vous. Faque un chien, ça prend une grosse place dans la vie de musicien. Ça t’accompagne. »
Ce qui fait que, quand l’animal est malade, ou qu’il arrive au bout du chemin, ça bouleverse un maître, et, d’une étrange manière, ça nourrit le créateur et lui permet de se libérer en écrivant une chanson. Sur son disque Avoir su, Dany Placard a écrit le titre Stormy, sur la mort de son chien, « en 20 minutes, à côté du poêle en revenant de chez le vétérinaire ». « Je t’ai porté dans mes bras / Je t’ai menti, toi ma meilleure amie / […] J’espère que tu m’en veux pas / Je te promets, j’t’oublierai jamais ». « Au début j’étais pas capable de la chanter sur scène, je pleurais pendant l’instrumental », raconte-t-il.
Certaines chansons sur les chiens sont clairement écrites pour mettre en scène l’animal, comme le titre Zouzou, de Philippe Katerine — qui a même créé des vidéos et établi un partenariat avec la marque de nourriture Royal Canin. Mais d’autres morceaux peuvent berner les auditeurs par une certaine ambiguïté, notamment parce que ceux-ci ont le réflexe plutôt normal de penser que le sujet principal est humain.
« Il n’y a pas de grande différence entre la manière d’écrire sur un chien, une amitié ou un amour », assure Mathieu Bérubé, qui a confondu certains auditeurs avec sa pièce Joséphine, malgré les indices. Mais selon Safia Nolin, il y a une force dans le fait que ce soit su, car on vient toucher différemment son public, voire un autre public. « Dans la pièce de théâtre, avant de jouer Pizzaghetti, il y a une présentation vidéo, et c’est dit aux gens que c’est un morceau sur mon chien. Le monde pleure dans le public, mais je suis certaine que si c’était une chanson pour une personne humaine, le monde ne réagirait pas pareil. »
C’est la cohue dans le parc, Pizzaghetti jappe après un autre chien, et elle en a marre de son harnais. On libère les trois musiciens, on ferme l’enregistreuse. « Ça fait plaisir de parler de ça, constate Safia. Mon chien, c’est une partie centrale de ma vie, et, dans un moment quand même sombre de l’humanité, ça fait du bien qu’il soit là. »