
On dit souvent qu’en dépit de son évolution, l’humain a gardé une part animale, en témoigne une pléthore de mythes, de légendes et d’expressions. Dans Nightbitch, c’est une réalité. Doté d’un titre très accrocheur, le film de Marielle Heller raconte en effet comment une artiste qui a renoncé à sa carrière afin de s’occuper de son enfant à temps plein commence un jour à avoir du pelage, des crocs, et à pousser des grognements. En exclusivité, la scénariste-réalisatrice parle au Devoir de son… mordant long métrage.
« J’ai lu le roman de Rachel Yoder [Nightbitch/La nuit chienne] en plein post-partum, six mois après avoir accouché de mon deuxième enfant », confie Marielle Heller lors d’un entretien en tête à tête au Festival international du film de Toronto.
« Pour le contexte, quand la pandémie a frappé, j’étais enceinte, et mon conjoint et moi avons quitté New York, fui, devrais-je dire, pour nous installer à la campagne. Je me suis sentie très seule, très isolée. Je restais seule avec un enfant en bas âge et un bébé, vingt-quatre heures sur vingt-quatre… J’avais l’impression que je perdais mon identité, que je perdais la raison. »
Or, dans le roman de Rachel Yoder, Marielle Heller trouva des échos à sa situation : une créatrice dont la carrière est en suspens, mère au foyer à temps complet, mari fréquemment parti…
« Ce roman m’a parlé à un niveau viscéral. Je me suis sentie vue. Un jour, mon mari est parti pour un contrat de deux mois, et c’est pendant cette période que j’ai commencé à écrire le scénario », se souvient la réalisatrice de The Diary of a Teenage Girl, Can You Ever Forgive Me ? (Pourras-tu me pardonner un jour ?) et A Beautiful Day in the Neighborhood (Bonjour voisin).
Au vu de sa connexion « viscérale » avec le roman, on ne s’étonnera pas que Marielle Heller en eût non seulement conservé la trame, mais des pans entiers de monologues intérieurs de la protagoniste. Une protagoniste qui ressent toutes sortes d’émotions conflictuelles, certaines très sombres, par rapport à la maternité, et qui se sent de surcroît prise au piège dans une vie qui n’est pas la sienne.
Entre autres exemples, ce passage du livre repris à l’identique dans le film : « Combien de générations de femmes avaient reporté leur ambition, jusqu’à ce que le temps qui passe en vienne à bout ? Combien de femmes avaient manqué de temps pendant que les hommes ne savaient pas quoi faire du leur ? Et quel méchant tour nous jouent ceux qui qualifient de noble ou de généreuse une telle abnégation ? Comme il est diabolique de glorifier les femmes qui ont renoncé au moindre de leurs rêves ! »
Irrévérencieux et décomplexé
Pour le compte, Nightbitch affiche une réelle parenté avec The Substance (La substance). Cela, de sa critique satirique des rôles dans lesquels la société enferme les femmes à son portrait infiniment empathique d’une héroïne en mutation (littéralement, dans les deux cas), en passant par sa manière irrévérencieuse et décomplexée de mélanger les genres et les tons.
« Ça correspond à ce que j’aime, ce mélange dont vous parlez, note Marielle Heller. Comme spectatrice, je n’aime pas les films qui ne sont qu’une seule chose. Comme réalisatrice, j’essaie donc de faire en sorte qu’aucune scène ne soit limitée à une seule chose, voire à un seul genre. Quand j’écris une scène ou quand je filme une scène, mon but est chaque fois d’y insuffler le plus de couleurs possible : si je commence en humour, je risque de terminer en drame, et vice versa, tout simplement parce que ça correspond à mes goûts personnels. Et puis, c’est comme ça dans la vie. Vous savez, cet humour cathartique, qui se manifeste lors de tragédies ? Tout récemment, j’étais à l’hôpital, où ma tante est en fin de vie. Ma mère était là, avec le conjoint de ma tante, et soudain, nous nous sommes mis à parler de caca, et nous avons ri tellement fort, mais d’un rire qui n’existe que dans le deuil. »
Ces extrêmes, ces paradoxes improbables, mais qui coexistent, sont ce qui intéresse la cinéaste.
« C’est pour ça qu’aucun de mes films n’entre dans une case précise. »
Justement, sa « case précise » est ce dont l’héroïne de Nightbitch cherche à s’échapper. Cela passe d’abord par des épisodes fantasmés où elle exprime le fond de sa pensée, puis par des changements corporels d’ordre… canin, manifestations physiques d’un trop-plein émotionnel réprimé.
Ici, comme encore sa consœur Coralie Fargeat, mais également comme Julia Ducournau (Grave, Titane), Marielle Heller transpose en terreau féministe contemporain les principes du sous-genre de l’horreur corporelle (body horror) développés par David Cronenberg à partir des années 1970.
Épatante Amy Adams
Pour se prêter à un tel exercice, il fallait une actrice intrépide, capable d’un authentique lâcher-prise. Vedette du film Arrival (L’arrivée) et de la série Sharp Objects (Sur ma peau), Amy Adams livre une performance tantôt drôle, tantôt féroce, tantôt bouleversante, toujours épatante.
« Amy et moi avons longuement travaillé le personnage ensemble. Son point d’entrée a été en tant que mère. Amy est une personne tellement présente et à l’écoute… Elle est tout le temps excellente, mais j’oserais dire que, dans ce film, elle accomplit quelque chose de spécial. Elle est si vulnérable et dénuée de toute vanité… Elle est puissante. D’ailleurs, nous avons beaucoup parlé de pouvoir : le sien, et celui du personnage. »
Parallèles avec sa propre situation aidant, Nightbitch est, de l’aveu même de Marielle Heller, son film le plus personnel jusqu’à présent.
« Quand je suis devenue mère, j’avais faim de pouvoir parler de ce que je ressentais vraiment. C’était uniquement avec mes amies femmes très, très proches que je pouvais me livrer sans me censurer : le laid, le douloureux, le beau ; tout ce qui ne correspondait pas à ce que j’espérais ; tout ce qui me donnait l’impression d’être quelqu’un d’autre ; tous ces moments où je me demandais si j’avais commis une erreur en devenant mère… Mon souhait, c’est que grâce à l’expression de ces vérités dans le film, d’autres femmes se sentent moins seules. »
Et se sentent, à l’instar de Marielle Heller, vues.