
L’éducatrice canine Simonne Raffa a eu à s’occuper récemment d’une petite chienne (appelons-la Lili pour protéger son identité) qui paniquait dès qu’elle sortait de la maison où elle était restée confinée depuis le début de la pandémie.
« Ses propriétaires l’ont peu sortie, explique l’experte en comportement animalier et cofondatrice de la compagnie De main de maître. Elle était excessivement stressée. Elle avait peur de tous les humains. Elle hypersalivait. Elle cherchait toujours à retourner à la maison. C’est un problème courant, et les chiens qui en souffrent ont même de la difficulté à rencontrer leur vétérinaire. »
Lili a quand même été auscultée par le sien, qui lui a prescrit des médicaments pour réduire ses angoisses. La rééducation basée sur une approche cognitivo-comportementale a ensuite permis de transformer les émotions liées à certaines situations.
La routine thérapeutique habituelle, quoi, pour les bêtes comme pour leurs maîtres. Aux mêmes maux sociopsychologiques de la pandémie correspondent les mêmes remèdes.
Mme Raffa a vu beaucoup de cas plus ou moins semblables depuis quelque temps. Un plus grave concernait un chien ayant mordu un passant après avoir quitté sa résidence.
« On voit plus de chiens effrayés mordeurs, dit l’éducatrice. Celui-là a été adopté chez un mauvais éleveur qui a mal socialisé l’animal et mal sélectionné les géniteurs. La pandémie a exacerbé les problèmes et le chien n’a pas suivi les formations adéquates. »
Reste à voir si les corrections (y compris une muselière) et la rééducation sauveront ce chien méchant. De toute manière, pour lui comme pour ses semblables moins mal lunés, l’heure de vérité a sonné : leurs propriétaires retournent au travail en présentiel et en masse. Il leur faut maintenant apprendre à vivre dans un nouveau monde, dans un chez-soi dépeuplé le jour et un environnement surchargé d’humains, d’animaux et de stimuli pendant les rares sorties quotidiennes.
3,2 millions d’amis
Le nombre de chiens et de chats vivant dans les foyers québécois a augmenté de 200 000 pendant les 18 premiers mois de la pandémie, selon un sondage commandé à l’automne 2021 par l’Association des médecins vétérinaires du Québec (AMVQ) en pratique des petits animaux. Ce peuple à poil compte maintenant environ 3,25 millions d’individus, avec en gros deux minous pour un pitou. Pour la première fois, plus de la moitié des foyers du Québec en héberge au moins un.
Les relations se passaient alors très bien, puisqu’à peine 3,5 % des répondants à l’enquête se sont plaints de « l’expérience de cohabitation » avec le nouveau chien, jugée plus ou moins bonne (2 %) ou carrément mauvaise (1,5 %). Divers problèmes ont toutefois été mentionnés, dont la crainte des étrangers par l’animal (19 %), sa difficulté à rester seul à la maison (17 %) et des jappements excessifs (15 %).
Il ne faut pas tout amalgamer non plus. Les animaux (disons) prépandémiques semblent s’adapter plus facilement au retour à leur quasi-normalité.
Des gens qui ont un chien assez vieux pour avoir connu le monde d’avant, interviewés dimanche au parc Laurier de Montréal, n’ont eu que de bons mots pour leur compagnon. Julien Demonchy a adopté Oka (« comme le fromage ») il y a trois ans et demi. Il a fait appel « très tôt » à un instructeur, et l’adaptation aux changements récents (six mois confinés, un retour au boulot à temps plein comme boulanger-pâtissier) a été exemplaire.
« Ce n’est pas facile de laisser ma chienne seule toute la journée, relate M. Demonchy, assis sur l’herbe, tandis qu’Oka dormait derrière lui. Mais elle est bien éduquée et elle ne pose pas de problèmes. Je fais ma part aussi. Sitôt le travail terminé, je rentre m’occuper d’elle. »
Les défis semblent plus grands avec ceux que l’éducateur canin Jean Lessard appelle les « chiots COVID », adoptés puis isolés depuis deux ans. Pour eux, l’enfer, c’est l’absence du maître et la présence d’autres bêtes.
« Les chiots COVID n’ont pas eu de socialisation. Ils ont développé plein d’aversion et de peur envers toutes sortes de choses dans leur environnement, y compris les autres chiens, dit-il. Ils sont restés avec leurs propriétaires humains 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’est difficile de les laisser seuls maintenant. »
Deux amis, Clara Costa et Andrew McPhee, rencontrés eux aussi dimanche au parc Laurier, donnaient des contre-exemples positifs. Mme Costa a adopté la petite Soka en pleine pandémie en Espagne. Elles ont émigré ensemble. « Elle est très tranquille, résume-t-elle. Elle est bien élevée. » M. McPhee possède Archer, un jeune chien croisé, depuis deux mois. Il télétravaille, comme sa femme. « C’est un animal avec beaucoup d’énergie, dit-il. Je le sors très souvent. »
Télé-éducation canine
Jean Lessard est éducateur canin depuis environ 25 ans. Son volume de travail a augmenté depuis le début de la pandémie (« peut-être du quart »), mais simplement parce que plus de chiens et de chats ont été adoptés. Mme Raffa, elle, revendique une augmentation d’environ 45 % du volume de ses services.
« Il y a eu une augmentation du nombre d’animaux de compagnie et donc une augmentation des demandes de services, résume-t-elle. Il y a plus de chiens en ville qu’avant. Ils se croisent davantage et les problèmes de socialisation s’amplifient. En plus, on manque de personnel, comme d’autres entreprises, alors nous sommes saturés de demandes. »
Jean Lessard a été capable de transférer une partie de ses services en visio. Simonne Raffa y était déjà bien installée avant même la pandémie. De main de maître offre maintenant pas moins de 77 formations en ligne.
« Rééduquer un animal, ce n’est qu’une partie du travail, explique-t-elle. Dans les faits, on intervient auprès du propriétaire pour qu’il apprenne à mieux agir avec son animal. C’est le propriétaire qui doit changer, par exemple pour mettre en place un programme de dépense d’énergie de son chien ou pour diminuer son comportement agressif. »
L’angoisse de séparation liée à la peur de l’abandon demande encore plus de tact et des éducateurs encore plus spécialisés. Une étude américaine vient d’évaluer que le taux d’anxiété de séparation a gonflé de 700 % chez les chiens en deux ans.
« Les gens retournent au travail et leurs chiens développent des problèmes de comportement, dit Mme Raffa. Certains les abandonnent, et les refuges sont maintenant pleins à craquer avant même la période de déménagement de juillet. Si quelqu’un veut abandonner son animal, il faut maintenant prendre un rendez-vous [qui sera] fixé deux ou trois semaines plus tard, et entre-temps trouver des solutions. »
Élise Desaulniers, directrice générale de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA) de Montréal, se fait beaucoup moins alarmiste. Elle dit ne pas avoir entendu parler de problèmes particuliers pour les animaux de compagnie liés au travail en présentiel et se demande si le retour progressif selon un mode hybride n’y est pas pour quelque chose.
« Le changement est moins radical qu’au début de la pandémie, avec le confinement, dit-elle. Le retour à la normalité se fait graduellement, et je ne sens pas d’onde de choc autour de moi. »
La SPCA a repris son rythme habituel ou presque, avec une fin de printemps très occupée à cause des naissances plus nombreuses des chatons, des soins donnés aux animaux de la faune orphelins (écureuils, ratons laveurs…). Et puis, comme bien d’autres, cet employeur doit composer avec l’inflation et la difficulté à recruter du personnel.
Mme Desaulniers elle-même a recommencé à travailler au bureau trois ou quatre jours par semaine depuis quelques mois. « Mes deux chats m’en veulent un peu, dit-elle. Je pense qu’ils préféraient m’avoir à la maison, mais c’est difficile à dire, parce que la communication n’est pas si simple avec les chats. J’ai quand même l’impression qu’ils s’ennuient. Quand je rentre en fin de journée, ils sont près de la porte et demandent plus d’attention. Mais quand je travaille à la maison, si je fais trop de bruit, je sais que je les énerve… »